L'Éveil

Publié le par Patrick Essa

Il prit la cerpe pour curer son fessou et faire reluire la lame à reflets argentés de son outil. Puis ses mains calleuses et grêles se saisirent du manche lisse pour le retourner et observer la justesse de son équilibre avant de le porter à son épaule pour se diriger à pied dans la Vazelle, un lopin de vignes d'ordinaires qu'il bichonnait avec respect.

 

   Plantée par Louis le grand père et entretenue par ses fils ce bout de vignes dans les bas donnait depuis toujours le vin de la famille, celui qui la fortifiait, celui qui sans doute aussi adoucissait la peine de ces travailleurs courbés. Cassé en deux, le dos émergeant du rang et la casquette de toile vissée sur le front, il maniait le rudimentaire outil avec souplesse . Sa lame lisse tranchait la terre en léchant respectueusement le cep, sans à coup avec une précision millimétrée, un geste fruste, d'une grâce indicible.

 

   Je l'observais depuis le contour où je jouais avec mon vélo. Ce Jeudi , je ne saurais dire pourquoi, je compris que mon temps était venu et que regarder la sueur de mon père perler sur son front et mouiller son maillot bleu roi jusqu'au nombril n'était plus de mon âge. A 12 ans moi aussi je pouvais me saisir de cette pioche recourbée pour me rendre utile en soulageant mon aîné. Il faisait chaud, je m'approchais de lui sans mot dire et, se relevant, il comprit. Un large sourire coupa son visage buriné et il me tendit ce manche que je n'imaginais pas si lourd. Il était encore chaud et humide.

 

     Mes premiers coups furent un combat chaotique contre cette terre sèche mêlée de mauvaises herbes. Combien de règes ai-je déchirés avant que de savoir les inciser avec dextérité! Apprendre me pris du temps. Jamais ma volonté ne m'abandonna.

 

    A la tombée de la nuit, de retour en notre humble demeure, le repas était servi. Ma mère un peu inquiète de ce retour tardif mais heureuse de nous voir rentrer nous attendait sur le pas de la porte, son torchon à la main. Nous prîmes place autour de l'épaisse table de chêne et mon verre fut rempli au tiers pour la première fois. Jamais je ne me sentis plus fier et ces regards bleus qu'échangèrent mes parents firent de moi un presque adulte qui aurait pu piocher toute la nuit! Je bus ce Vazelle doucement avec délectation et bonheur. Je crois depuis avoir bu de nombreux vins meilleurs, mais aucun n'a plus jamais eu cette saveur la...

 

Patrick Essa - Juillet 2013 à Meursault

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